Making of d'une jeune traductrice
Parce que je ne sais jamais quoi répondre quand on me demande (légitimement) quelle est ma langue maternelle.
Parce que je ne choisirai jamais.
Une jeune anglaise et un jeune bordelais se rencontrent dans un pub du Yorkshire. Ils se plaisent et quelques temps plus tard ils ont à Bordeaux une première fille (moi). Puis vient une seconde fille, puis un fils. Ils leur donnent à tous les trois des noms facilement prononçables des deux côtés de la Manche. Maman ne parle pas français à ma naissance, ce qui fait que j'entre en maternelle en robe à petits canetons (véridique) et les deux langues dans la tête.
Je parle anglais avec ma mère, et mes livres préférés sont en anglais, mais mes copains sont français. Noël chez nous c'est un périple : tout le monde embarque dans le monospace direction Manchester, où vit le reste de la famille : les grands parents, la tante et son mari et les deux cousins. Deux jours, 1 300 kilomètres et le ferry Calais-Douvres en prime. Là-bas, la neige, les écureuils de Chorlton Park, les bonbons extraordinaires et, surtout, l'anglais. Une langue qui m'est toujours apparue comme douce, un cocon chaud et accueillant.
L'été de mes huit ans je le passe loin de mes parents à Manchester et en trois semaines se mettent en place tout un tas de choses : syntaxe, vocabulaire, jalons culturels. Mes bases étaient déjà solides, mon cortex préfrontal dorsolatéral déja très actif, mais mon anglais vient de faire un bond incroyable et plus rien ne sera jamais comme avant. Plus tard, j'emprunte quotidiennement le majestueux Pont de pierre pour me rendre au seul collège qui propose une section pour enfants bilingues, la SIA. Le pont comme métaphore de ce retour à des racines inconnues, symbole de ma nécéssité profonde de vivre pleinement mes deux «moitiés». La plupart des autres élèves sont comme moi, des Eurostar humains. À la rentrée, je lis et j'écris à dix ans comme le feraient des anglais de huit, mais j'apprends très vite. Au tronc commun de tout collégien s'ajoutent de la grammaire anglaise, de littérature anglo-américaine et des cours d'histoire en anglais. On y lit Roméo et Juliette ou Truman Capote en VO. Les profs sont américaines et leurs accents incompréhensibles au début. Un jour à la télévision je vois un beau mec marcher dans les rues de Philadelphie : c'est Springsteen et à 11 ans je deviens accro. À sa voix à lui et à cette Amérique-là. Je travaille dur, lis beaucoup et rêve d'ailleurs. Ça tombe bien parce que la SIA emmène les élèves aux Etats-Unis. New York et Washington à douze ans. J'y retournerai à quatorze.
Puis le lycée, toujours en enseignement bilingue (OIB), toujours des profs américains. New Deal, Cold War, T.S. Eliot, The Great Gatsby, Beckett... Des voyages fréquents en Angleterre, un petit ami français, la meilleure amie de toujours irlandaise. Un bac littéraire spécialité langues étrangéres Espagnol-Italien avec option Internationale Américaine que je décroche avec mention Bien. À la rentrée, prépa littéraire au lycée Camille Jullian de Bordeaux (hypokhâgne, ca vous gagne) parce que Sciences Po ne veut pas de moi (9 en histoire, 4 en culture générale mais 19 en anglais). Viennent alors deux ans de cours magistraux intenses avec des professeurs d'une envergure intellectuelle hallucinante, des devoirs de philosophie de 5h les samedi matins, des soirées entières passées le nez dans les livres. Je découvre Durkheim, Aragon, Apollinaire... Intellectuellement, ce seront les meilleures années de ma vie, et ça m'aide à traverser le divorce qui secoue la maison. Au bout il y a le concours de l'Ecole Normale Supérieure que je travaille à peine tellement cela paraît hors de portée. Et pourtant, je décroche des notes potables un peu partout et je suis déclarée «sous-admissible». Pas assez pour passer les oraux d'admissibilité, mais c'est déjà une reconnaissance. Cette année-là un ami alors étudiant en cinéma recherche quelqu'un pour un entretien avec un réalisateur palestinien anglophone qui vient présenter son dernier film dans un cinéma bordelais. J'ai 19 ans et je m'improvise interprète de liaison. Le film, « L'attente », traite du conflit israelo-palestinien. Je me retrouve à parler Intifada, massacre de Sabra et Chatila et Camp David devant une salle comble et ce sans aucune véritable préparation. Mais je prends mon pied et Rashid Masharawi est extraordinaire de patience et de gentillesse.
L'année suivante c'est l'énorme déception de la fac, une première spécialisation en traduction parce que j'adore faire du thème, et la rupture avec le petit copain français de quatre ans. Un an de vacances bien méritée. Licence LLCE Anglais en poche, je pars faire mon Master 1 en Erasmus à Londres. Je décroche une des trois places disponibles pour toute l'université de Bordeaux 3 dans la troisième meilleure université de Grande-Bretagne, University College of London. Ce sera alors huit mois en centre ville de Londres, où je vis en résidence universitaire dans une petite rue qui relie Tottenham Court Road à Oxford Street. Mes cours ont lieu à deux pas et je m'occupe le soir d'un petit français à Notting Hill. Je me remets à lire with a vengeance, me retrouve dans des soirées comme seule Londres sait les faire, passe mes dimanches au Tate Modern. Ce Noël-là, premier concert de Bruce à Paris (il en suivra deux autres).
Parce qu'il faut bien rentrer et penser à ce que je vais faire de ma vie, je tente le concours du Cetim de Toulouse (alors IUP de traduction et interprétation). Je me dis que la traduction, j'ai ça dans le sang. Je suis retenue et j'emménage alors à Toulouse, avant de repartir pour le second semestre direction Madrid. Je vis en banlieue avec deux Espagnols, j'ai cours à l'ambassade française et je tombe amoureuse d'un Colombien. Au bout de quatre mois, je commence à penser en Espagnol.
À la rentrée, retour à Toulouse : des cours d'espagnol juridique, d'anglais médical, de terminologie, de gestion de projet... Les premiers articles parus, la première pièce surtitrée, les premiers films sous-titrés. À côté des cours je donne des leçons d'anglais oral, je rends des services de traduction. Je suis l'interprète en espagnol pour l'ami ancien étudiant en cinéma désormais réalisateur à part entière lorsqu'il rencontre les auteurs barcelonais de la BD qui a inspiré son court-métrage « JAZZ » (teaser ici). Avec une amie nous sous-titrons un court-métrage sud-africain pour un festival toulousain. L'été, j'effectue un stage d'un mois dans une maison d'édition (merci à Christian Sallenave des formidables éditions Bastingage à qui je dois le titre de ce blog). Je vois Bob Dylan en vrai en concert à Bordeaux. En septembre, je traduis le site d'un cabinet d'avocat (le lien ici dès parution). Puis je fais le sous-titrage espagnol et anglais du court-métrage « JAZZ ». En décembre 2010, pour me faire connaître dans un milieu aussi compétitif que celui du sous-titrage professionnel, je crée ce blog.
Aux miens avec un amour infini,
Lucie